( Réponse à « La belle saison hivernale de Bernard Abel » par Amani Lizah Glaise )
« Nez à nez ». Comme c’est joliment exprimé ! Une métaphore bien sûr, une façon de parler. En réalité, quelques mots échangés sur la toile, un jour d’été, et se révélant, au fil des échanges, comme d’inattendus sésames : clefs actionnant des portes nouvelles et ouvrant magiquement sur de nouveaux univers.
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Oeuvre de Bernard Abel |
Qu’est-ce qu’un univers artistique ? Une âme extérieure, une part de soi qui s’extériorise, qui s’exprime, qui s’exporte et qu’on rêverait, si possible, immortelle. Une sécrétion.
Nous sommes, au fond, des coquillages. Fragiles à l’intérieur, et nus, nous nous inventons une efflorescente coquille, sculpture de nacre fraternisant avec la pierre ; laquelle pierre en recueillera, un jour peut-être, l’empreinte fossile, l’image en creux, gage d’une immortalité plus grande encore.
L’immortalité. Sans doute nos vues divergent-elles à ce sujet. Nos univers, ici, s’observent, s’écoutent, se respectent et gardent leurs distances. Mais le soin maniaque dont nous entourons, toi et moi, nos artistiques sécrétions nous rapprochent, révélant, au-delà de ce qui nous sépare, une évidente communauté d’esprit, une évidente convergence.
La perfection est une lutte de toujours, un combat ancestral, une titanomachie opposant, à perpétuité, le permanent et le périssable. Ainsi nous acharnons-nous, tous les deux, au même et quotidien combat, dans l’espace clos de nos ateliers respectifs, revendiquant là le simple droit d’être nous-même, contre les rappels à l’ordre malheureusement trop constants de la réalité commune.
Appelons cela notre sauvagerie. C’est un mot que je t’emprunte. Sauvagerie ou encore perfectionnisme : c’est à peu près la même chose.
Ce perfectionnisme, nous le partageons, contre vents et marées. Il nous habite tous deux, nous confrontant aux mêmes exigences, engendrant, de part et d’autres, les mêmes déceptions, les mêmes frustrations ; et parfois aussi, espérons-le, les mêmes plaisirs. Tu ne te satisfais que rarement de ce que tu exprimes, je le sais, comme je me satisfais rarement, ainsi que tu l’écris si justement, de moi-même. Plus encore, tu doutes de toi. Une critique t’ébranle. Et ébranlé, qui ne le serait pas ?
Critiquer l’œuvre d’un artiste, c’est risquer de mettre à bas tout un pan de sa vie. Il arrive ainsi que nos pas s’accordent et se croisent. Autant dire que nous nous comprenons. Ou, plus exactement, que nous travaillons à nous comprendre.
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Madone fossilisée - Oeuvre de Amani Lizah Glaise |
Il arrive encore qu’un thème nous rapproche au point, presque, de nous confondre. Ainsi cet intérêt partagé pour la représentation du corps féminin. Thème largement traité, il est vrai, dans le monde des arts plastiques, mais qui se pare, chez toi comme chez moi, il me semble, d’un accent particulier, d’une tension douloureuse qui confine parfois à une sorte de voluptueuse brutalité. Brutalité de ces sentiments trop intenses qui tétanisent les corps, qui les foudroient, qui les dévorent de l’intérieur.
Corps vécus plutôt que représentés. Corps centrés, concentrés sur eux-mêmes plutôt qu’en dialogue avec le monde extérieur.
Je relis à présent les lignes que tu me consacres et une image s’impose à mes yeux : Vénus, née d’un coquillage sous le pinceau de Botticelli, exposant au monde sa beauté fragile en attendant de s’élever, astre rayonnant, jusqu’au ciel. La beauté donc, la nudité, l’immortalité, tout cela réuni en une vision unique : un corps de femme. Tout cela et une chanson de Francis Cabrel « d’une beauté et d’une tristesse », écris-tu, «absolues ».
Je m’interroge. Pourquoi ces rapprochements ?
Il y a ta voix, bien sûr, qui, un certain soir d’hiver, s’est imposée à moi, sous la forme d’une chanson mythique, tragique. Et puis il y a ton visage, ton corps, qu’il t’est arrivé d’offrir au regard d’une parfaite photographe et qui m’a fait écrire, si je me souviens bien, que tu étais toi-même une parfaite œuvre d’art. Il y a ton peu de goût encore pour l’élément liquide, ainsi que tu me l’as un jour avoué, et qui te rapproche de cette Vénus, née, dit-on, de la mer, mais voguant prudemment, les pieds au sec, sur sa barque-coquillage.
Au fait, la chanson de Francis Cabrel serait-elle une métaphore, en forme de métamorphose, du destin de Vénus : divinité de chair, portée à incandescence dans la noirceur cuivrée de tes tableaux, et accédant, dans un « éclair blanc », à la clarté astrale d’une « nouvelle église » ? Qui sait.
Bernard Abel
24 janvier 2021